Disque ami : Daryl Runswick, Dot Music

On se souvient du fameux Troisième courant, genre musical décrit en 1957 par Gunther Schuller. Attraction fatale entre jazz et musique classique européenne et souvenir instantané de leurs bagages communs. Si Schuller prit notes et en organisa de nombreuses avec ses camarades à la curiosité affinée tels John Lewis, JJ Johnson, Stan Getz, Lucky Thompson et bien sûr Eric Dolphy et Ornette Coleman (Abstraction), la tentation et les tentatives eurent lieu, à l'aube d'un siècle naissant, dès les premières rencontres qui poussèrent le flirt un peu plus loin. Darius Milhaud, Maurice Ravel, Igor Stravinsky, George Antheil, Aaron Copland, Kurt Weill, Dmitri Shostakovich, Leonard Bernstein, Jean Wiener s'y aventurèrent joyeusement et Reginald Foresythe, Duke Ellington, Artie Shaw, Art Tatum, Bennie Goodman, Bill Russo, Bill Evans, Charles Mingus ne furent pas en reste. Le grand fossé n'était qu'une illusion et la pureté de genre une paréidolie.

Dans le monde où l'on échange - avec ou sans traduction - au moyen de plusieurs langues, on ne s'étonnera pas de rencontrer des musiciens aux premières langues multiples et aux encyclopédies protéiformes. Ainsi Daryl Runswick énumère nécessairement les jalons essentiels de son parcours musical en citant John Cage, John Coltrane, Miles Davis, les Beatles, Joni Mitchell et Pierre Boulez. Étant l'un des rares à avoir travaillé à la fois avec Ornette Coleman et John Cage, il cite volontiers l'Université de Cambridge et le club Ronnie Scott comme les deux nourrices de son éducation musicale.

D'abord contrebassiste, dès les années soixante, il est naturellement sur plusieurs fronts, celui de la musique improvisée ou des enregistrements et concerts avec Blossom Dearie, Jon Hendricks, Ian Hamer, John Dankworth, Ward Swingle, Harry Beckett, Tony Coe, Electric Phoenix, Sarah Vaughan, Pierre Boulez, Kevin Ayers, Phil Woods, Richard Rodney Bennett, Rick Wakeman, Keith Tippett ou le London Sinfonietta. Il partage ses qualités d'instrumentiste avec celles d'enseignant (une passion pour la transmission - il est l'auteur d'un très prisé Rock, Jazz and Pop Arranging) et de compositeur arrangeur, qualités largement expérimentées avec les sus-nommés.

Son nouvel album Dot music figure trois œuvres écrites pour piano. La première, "Dot Music", en trois mouvements, tire son nom d'un système de notation inventé par Runswick en 1999. Plus de barres de mesures, de pauses, mais seulement les têtes de notes comme têtes chercheuses, ou sortes de cailloux éparpillés sur un chemin à retrouver, le rythme s'établissant par distance graphique, la boussole improvisatrice prend en charge tout le reste. La seconde, "Sonatina", toujours en trois mouvements, touche au cœur de la dualité jazz/musique classique européenne ou comment faire vivre l'un dans l'autre. La troisième, "Six Studies on b-o-u-l-e-z", fut composée lors de l'annonce de la mort du créateur du "Marteau sans Maître". Là, Runswick a joué avec les six lettres de son nom qui de façon surprenante - mais finalement bien logique - procurent la moitié d'une série de douze notes. Le jazz là encore parvient malicieusement à s'y glisser (une façon de détendre l'aversion de Boulez pour cette musique).

On ne s'étonnera pas que Daryl Runswick ait choisi Tony Hymas pour embrasser subtilement, avec le substantiel pointillisme, le champ large mais précis qu'offre cette musique à la démesure mesurée, à l'ailleurs imminent, au visage pétri d'étapes curieuses, concises ou inflexibles qui aime faire le point et ne cherche ni gloire ni pouvoir, mais un courant d'évidence miraculeuse, "des traces plus que des preuves car seules les traces font rêver" (René Char).

Daryl Runswick : Dot Music, Tony Hymas : piano (Prima Facie Records 2017)
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